11 nov. 2015

Les Tsiganes de mon enfance


A la suite du décès de notre mère, peu après ma naissance, mon frère Pierre - mon aîné d'à peine deux ans - et moi allons vivre chez notre grand-mère paternelle à Neuville-aux-Bois (1) (Loiret), chef-lieu de canton coincé entre la forêt d'Orléans et la vaste plaine de Beauce ; notre père s'est remarié et a deux nouveaux enfants - deux filles - avec sa nouvelle jeune épouse dont il va bientôt se séparer.

Fin des années (19)40, j'ai presque dix ans, et nous sommes toujours à Neuville-aux-Bois.
Pour distraire la population et glaner quelque argent, des forains - qu'un décret-loi de 1912 différencie maintenant des "Tsiganes-nomades" => http://camp-montreuil-bellay.eklablog.com/ces-tsiganes-que-l-on-interna-p104741- installent leur petit cirque familial ou un théâtre ambulant au cœur du gros bourg rural.
Ainsi, nous assistons un jour à la représentation d'une pièce mélodramatique : Les Deux orphelines.

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Je pense qu'elle a été adaptée pour un public très populaire et souvent bruyant.
A la fin du spectacle théâtral, ou à l'entr'acte, ma mémoire me fait défaut, les artistes imitent des commerçants ou des habitants du bourg, et le public doit chaque fois deviner qui est imité.  D'énormes éclats de rire secouent par intervalles l'assistance qui, je crois, attendait surtout cette partie-là du programme. 


Théâtre ambulant sur la place du Marché à Montreuil-Bellay 
dans les années 1910/1920.
Dans mes souvenirs, à Neuville, les spectateurs n'étaient pas assis 
comme ici en plein air, mais à l'intérieur d'une tente rectangulaire. 
Remarquer la verdine au-delà de la scène ; 
on y payait sa place à la fenêtre donnant sur la route.

La télévision n'existe pas encore dans ces années d'après guerre, et les loisirs sont rares : le dimanche, ils se limitent généralement au cinéma dans la salle du patronage : un grand film précédé d'un documentaire et des "actualités" nationales et internationales de la semaine. Les enfants - entrée à prix réduit - sont assis aux premiers rangs, juste sous l'écran et sur des bancs couverts de moleskine noire. De notre siège si près de la scène, les personnages du film semblent gigantesques, et nous sommes obligés de lever la tête pour les voir évoluer.
Une image que je n'oublierai jamais parce qu'elle m'impressionne fortement : c'est, dans la version de 1934 des Misérables, quand Jean Valjean, bagnard évadé interprété par Harry Baur, prend des mains de la pauvre petite Cosette le seau plein d'eau, visiblement trop lourd pour elle, qu'elle porte de la fontaine à la maison des terribles Thénardier.

 Encore aujourd'hui, les Romanès perpétuent la tradition 
du cirque familial itinérant. (DR)

Chaque fois que nous voyons arriver ces forains, et il faut dire ici que nous ne sommes pas souvent à la maison. "Toujours à traîner", notre grand-mère - Veuve Sigot, comme nous le lisons et l'écrivons sur les enveloppes du courrier - n'étant pas une personne particulièrement accorte, pour ne pas écrire "commode"..., nous nous arrangeons pour nous faire embaucher lorsqu'ils montent leur chapiteau ou leur baraque. Je suis littéralement fasciné par leur force et leur adresse quand ils enfoncent à plusieurs un pieu dans le sol à coups de masses savamment organisés.
Nous les aidons surtout à porter et installer les gradins ou les chaises. En échange, nous assistons gratuitement aux représentations que nous ne pourrions autrement nous payer.

Pour l'enfant que je suis alors, ces pittoresques forains venus on ne sait d'où et à la physionomie différente sont d'incroyables et merveilleux artistes... un peu sorciers...
Ils me seront toujours agréablement familiers... toujours un peu "venus d'ailleurs".

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* *

 La place du Marché à Neuville-aux-Bois,
sur laquelle s'installaient les fêtes foraines de mon enfance.
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Plus de soixante années après, à propos du peu d'argent que nous recevions le jour de l'assemblée (2), me revient à la pensée une chanson du poète beauceron Gaston Couté (1880-1911), chanson (3) que j'ai parfois fait apprendre à mes élèves du cours moyen lorsque j'étais instituteur dans le village angevin du Coudray-Macouard.

 
A l'assemblée du pays,
Quand j'étais petit, petit,
Guère plus haut qu'une botte,
Mon père, un bon paysan,
Me disait, en me glissant
Un gros sou dans la menotte :

Tiens, p'tit gâs
V'là deux sous pour ton assemblée                                
Tiens, p'tit gâs                     
V'là deux sous, mais n'les dépens' pas.         
                                                                                      
             



                                                                                      Ci-contre, Gaston Couté (3)
            
                                                                                             

Notes

1 - Neuville-aux-Bois est une petite ville bien dessinée avec ses rues perpendiculaires et une grande place centrale. Née au Moyen Age, elle était autrefois entourée d'une muraille avec douves, remplacées aujourd'hui par un mail avec double rangée d'arbres.
Neuville au nord de la France : Neuville-aux-Bois, Neuville-de-Poitou, Neuville-lès-Dieppe, etc., et Villeneuve au sud : Villeneuve (dans les Landes, en Gironde), Villeneuve-lès-Avignon, etc., selon la latitude de la cité nouvelle... en langue d'oïl ou en langue d'oc, même s'il existe quelques exceptions.
2 - "L'assemblée" : grande fête foraine de l'automne avec stands, manèges, bal sous tente et jeux pour les enfants. Parmi ces jeux collectifs pour les gamins, la fameuse course en sac où nous n'étions jamais les derniers...
3 -  in La chanson d'un gâs qu'a mal tourné, de Gaston Couté (Editions Le Vent du ch'min).